CHAPITRE II
Chemin faisant, j’appris le nom de mon compagnon : Jacobus. Moi, c’était Stef. Il me dit qu’il aurait préféré s’appeler Stef, parce que « Jacobus, ça ne fait pas sérieux ». Alors que Stef, c’est incisif, et d’après lui ça présente un petit air menaçant. On a beau être blasé, ça réchauffe le cœur d’entendre ça.
Comme il l’avait annoncé, il n’habitait pas loin : quelques centaines de mètres. À tâtons, il ouvrit une porte ; je remarquai qu’il n’utilisait plus sa torche électrique dont la clarté, pourtant, l’aurait aidé.
Et il remarqua que je l’avais remarqué ! Il me dit sans gaieté :
— Stef, quand on dispose d’une chose que les autres n’ont pas, la prudence commande de ne pas leur montrer qu’on la possède. Si l’on apprend que l’homme qui loge ici porte dans sa poche une lampe électrique, on ne cessera pas de l’épier… On découvrira alors bien d’autres choses… Et je ne tiens pas à ce qu’on s’occupe de moi.
Il referma derrière nous et appuya sur un interrupteur. La lumière m’éblouit. Oui, la lumière, dans un couloir, ce qui est formellement interdit par la Loi. Mais j’ignorais encore que les lois, Jacobus s’asseyait dessus.
Au fond du couloir, il y avait un escalier. Comme j’étais entré le premier, je me dirigeai vers celui-ci, mais Jacobus me dit :
— Non. Les deux étages me sont réservés, mais pour autant que l’on prenne des précautions, on ne sait jamais si la lumière ne filtre pas aux fenêtres. J’ai aménagé la cave. Là, nous serons tranquilles. Il n’y a pas le moindre soupirail.
Cela me semblait assez louche, mais je le suivis passivement. Il m’intriguait de plus en plus. C’était certainement un homme très riche, le billet de 50 000 négligé dans sa poche en témoignait.
Or, apparemment, il vivait seul. Et il avait fait aménager sa cave pour qu’on ne voie pas la lumière. Si un contrôleur d’énergie passait chez lui, il était bon pour une condamnation. Comment aurais-je pu deviner que les contrôleurs d’énergie ne passaient jamais chez Jacobus ?
Tout cela n’était rien. Quand j’entrai dans la cave, j’eus un coup au cœur et je fermai les yeux. Elle était immense, et éclairée par une demi-douzaine de tubes fluorescents.
Or, je savais ce qu’étaient les tubes fluorescents : j’étudiais la physique. Et comme tout un chacun, je croyais qu’ils avaient disparu de la planète puisque, officiellement, on n’en fabriquait plus depuis des dizaines d’années.
Tout ce qui émettait des radiations était proscrit. Jusqu’aux montres lumineuses. Radiographies et radioscopies étaient interdites. La phobie des radiations.
Comme je regardais les tubes, il sourit et me dit :
— Tu n’en as jamais vu, n’est-ce pas ? Ce sont des lampes fluorescentes.
— Mais…, fis-je… C’est dangereux !
Il haussait les épaules.
— Bien moins que de se promener la nuit dans les rues. À ma connaissance, ces tubes n’ont jamais tué personne. Assieds-toi.
Je pris place dans un magnifique fauteuil de cuir. Il s’assit devant moi, ouvrit un petit meuble qui renfermait une douzaine de bouteilles et de verres.
Une douzaine de bouteilles, c’était encore une infraction majeure. On avait droit à une bouteille, voilà tout. L’alcool était prohibé comme le nucléaire. Il est vrai qu’une bouteille par mois, si on ne boit pas, à la fin de l’année cela fait bien douze.
— Shrispan ? Kodza ? me demanda-t-il en désignant les flacons.
Je faillis répondre par réflexe : « Merci… Je ne bois pas d’alcool…»
Puis je me rendis compte que j’avais soif, et surtout que j’ignorais ce qu’étaient le Shrispan et le Kodza. Avec les tickets-bar on n’a guère droit qu’à la bière ou au vin, rouge ou blanc. Il faut que les vignerons vivent !
Je décrétai :
— Un doigt de Kodza.
Il me servit, se servit, but une gorgée. Je flairai le liquide. Il sentait bon.
— Petit gars…, pardon, Stef… nous allons tenir une conversation très très confidentielle.
C’est volontairement que je montre que je ne suis pas n’importe qui et que révéler quoi que ce soit, ce serait te conduire directement au boulevard des allongés.
Je ricanai.
— Si vous essayez de me foutre la frousse, grognai-je, c’est perdu. Dans cette saloperie de civilisation où nous vivons, la mort est une délivrance.
— Peut-être bien, murmura-t-il, rêveur. Mais la torture ?
Je me levai à demi, le regard méchant.
— Faites gaffe ! dis-je. Je ne me suis jamais dégonflé. Jamais, entendez-vous ?
Il hochait la tête, souriant.
— Je ne te menace pas, Stef. Je désirais connaître ta réaction, parce que ce n’est pas un dégonflé que je cherche… Au contraire. Je cherche un gars qui, pour toute sa vie, pourra connaître l’existence que je connais. Tous ses désirs satisfaits, dans la mesure où l’on peut actuellement les satisfaire.
— Vos explications sont aussi claires que la nuit sans lune, fis-je avec méfiance.
— Oui, je sais.
Il tournait et retournait son verre dans ses doigts, pensif. Il se demandait s’il devait parler. Sans doute ses cogitations me furent-elles favorables, car il finit par demander doucement :
— Est-ce que tu accepterais de débarquer sur Kalponéa ?
* *
*
Kalponéa ! Tout le monde connaît Kalponéa. Tout le monde sait ce qui s’y est passé autrefois, et ce qui s’y passe aujourd’hui. Enfin… tout le monde croit le savoir, car j’en eus la preuve par la suite, la réalité ne correspond pas toujours à ce qu’on imagine ou à ce que décrètent les gouvernements ou les spécialistes.
Qu’est-ce que Kalponéa ? Une île, à un millier de milles de la terre la plus proche. Dieu merci ! Parce que les générations qui nous ont précédés avaient installé là une gigantesque usine de traitement des matières fissiles, et que cette usine… eh bien, ma foi, elle s’est emballée, un peu avant la guerre.
On n’a rien pu faire. Le taux de radioactivité a été instantanément insupportable. On n’a jamais su pourquoi l’engin s’était mis à fonctionner à plein régime. On n’a jamais compris pourquoi le taux de radioactivité avait à peine baissé depuis des dizaines et des dizaines d’années.
Certains émettent l’hypothèse que l’ensemble se comporte en surrégérateur naturel. Cela semble idiot. Mais le résultat est là : Kalponéa est soumis à un champ de radiations de 400 à 600 rads.
Les spécialistes qui, au début, ont tenté d’explorer les entrailles de la centrale à l’aide des robots classiques n’ont rien découvert. Et ils sont morts, tous, dans les deux mois qui ont suivi. Ainsi d’ailleurs que tous les êtres et toute la végétation qui vivaient sur l’île.
Alors… cela a commencé à déclencher la panique nucléaire mondiale. On la sentait venir depuis longtemps, à la suite de divers incidents. Des populations irradiées. Des nuages radioactifs qui contaminaient la nourriture…
Et à l’époque, tout cela se savait car on n’en était pas encore à la pénurie d’énergie.
Bref, Kalponéa fut abandonnée. Mais pas pour longtemps. Pendant quelques années encore, le nucléaire continua à alimenter la « civilisation ». Mais les incidents et les accidents se succédaient, provoquant un « ras le bol » et des soulèvements sur toute la planète.
Chose impensable quelques dizaines d’années plus tôt : les gouvernements tentèrent de faire comprendre que si l’on renonçait au nucléaire, le « niveau de vie » allait singulièrement baisser. L’argument ne fut admis ni par les pays sous-développés, ni par les pays à haut potentiel économique. On n’y croyait pas. On imaginait que l’on trouverait une source énergétique de remplacement.
Or, on ne la découvrit pas, ou du moins on ne put la mettre en pratique par suite de la guerre. J’en ai déjà parlé. Les centrales nucléaires furent détruites, et le conflit s’acheva sur un compromis (que l’on aurait été bien avisé de conclure avant plutôt qu’après).
Dès lors, que faire ? Reconstruire ? L’unanimité s’était réalisée pour s’y opposer. Même les militaires, qui hurlaient plus fort que les autres : la preuve en était faite, un pays alimenté par le nucléaire était extrêmement vulnérable.
Le gouvernement fut par la suite bien embarrassé à une certaine époque (il y avait encore du charbon, les journaux paraissaient, la radio et la télé fonctionnaient deux heures par jour) par une levée de boucliers contre « la hideuse peine de mort ».
Une loi fut votée à la sauvette. On ne tuerait plus les condamnés : on les déporterait sur Kalponéa qui, évidemment, après tant d’années, ne présentait que de minimes dangers. (Et l’on enfouit au secret absolu les rapports sur l’étrange phénomène que l’on constatait sur l’île, toujours aussi radioactive.)
Les masses media de l’époque, rares déjà, acceptèrent après quelques hésitations. Kalponéa constituait peut-être une chance pour les condamnés à la guillotine ou à la pendaison.
D’ailleurs, bien d’autres problèmes plus importants préoccupaient la foule : plus d’essence pour les autos et les camions, les chemins de fer étaient revenus à l’âge du charbon et de la vapeur – mais le charbon manquait déjà ! – et dans les appartements on avait recommencé à se chauffer au bois… quand on en trouvait. Alors, le sort des criminels… On s’en soucie quand tout va à merveille pour les autres.
Kalponéa devint donc un bagne, avec cette particularité qu’il n’y avait aucun garde-chiourme, La liberté y était absolue, y compris celle de tuer son voisin. De toute façon, les sur vivants, rongés par l’irradiation, se chargeaient de vous l’apprendre : on y mourait en quelques mois, voire en quelques semaines.
Et c’était sur cette île d’enfer que je devais débarquer !…
* *
*
— Entendons-nous bien, reprit Jacobus qui m’avait laissé tout le temps de réfléchir. D’abord, tu seras muni d’un vêtement protecteur particulièrement efficace. Ensuite, tu ne resteras pas longtemps sur l’île.
Je grimaçai et demandai :
— Et que devrai-je faire ?
— Oh ! pas grand-chose ! Obtenir quelques renseignements grâce aux condamnés qui sont là-bas.
Je haussai les épaules.
— Il y a trois mois qu’on n’y a envoyé personne. Et en trois mois, avec le taux de radioactivité…
C’est alors qu’il murmura en me regardant droit dans les yeux :
— On ne meurt plus à Kalponéa. Depuis longtemps. Et j’ai besoin de savoir pourquoi, car cela peut tout bouleverser sur cette planète. Comprends-tu ?
Ma réponse me parut logique :
— Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ?
Il ne répondit pas directement.
— Tout à l’heure, fit-il, tu m’as rendu un billet de 50 000. Dès que tu seras prêt à débarquer sur l’île, je te donnerai cent de ces billets. Plus que tu ne toucherais en cent ans de chômage. Payé d’avance.
J’ignore comment cela se passe sur d’autres mondes, mais chez nous, l’argent c’est à peu près tout. La preuve : Jacobus disposait d’une cave bien éclairée, d’une lampe de poche, de boissons interdites. Et moi, je crevais d’envie de vivre comme lui !
Il me regardait, attendant ma réponse. J’étais à bout de forces morales. J’aurais accepté n’importe quel travail pour m’évader de ma triste condition de chômeur-qui-joint-à-peine-les-deux-bouts en se privant à peu près de tout.
Et il le savait ! Oui, il l’avait deviné !
Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à le détester.
— D’accord, dis-je.